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La lamproie allait atteindre avant eux la porte de l’école. Cordie Cooke faisait pourtant de son mieux pour diriger le camion-citerne droit sur le porche, à environ quarante mètres, mais l’un des pneus arrière crissait comme si le caoutchouc était en train de se déchirer en lambeaux, et l’arrière du lourd véhicule patinait. Kevin trépignait, tapait sur le tableau de bord, essayait de recontacter Mike et encourageait Cordie.
La lamproie arriva à l’aire de gravillons devant les marches, plongea une dernière fois et ressortit devant le camion qui dévalait les dix derniers mètres. Kevin aperçut les minces planches jetées, sans doute par Dale et Harlen, sur les marches et sut immédiatement qu’elles ne supporteraient pas une seconde le poids du camion. Il fallait se tirer de là en vitesse, ce serait le choc dans quelques secondes.
La portière du passager était coincée.
Kevin n’insista pas. Il se glissa derrière Cordie, la poussa contre le volant et tira sur la poignée de l’autre portière.
— Qu’est-ce que tu fab...
— Saute ! Saute, bon Dieu ! hurla-t-il en la bourrant de coups de poing.
Le camion dévia vers la gauche, mais ils saisirent tous deux le volant et le redressèrent. La lamproie surgit devant eux comme un polichinelle géant. Cordie donna un coup de pied à la porte et ils tombèrent ensemble, touchant le sol avec assez de violence pour que Kevin se casse une dent et le poignet. La fillette geignit et roula évanouie dans l’herbe. Le camion entra en collision avec la lamproie à soixante kilomètres à l’heure, et la gueule de la créature s’enfonça dans le pare-brise comme un javelot.
Kevin s’assit sur le gravier et courba le dos sous l’effet de la douleur lorsque, en s’appuyant sur son poignet, il le sentit lâcher. Puis il rampa sur les genoux et l’autre main en direction de Cordie. Il commençait à la tirer en arrière, quand le camion et la lamproie emmêlés heurtèrent l’entrée.
Toutefois, les deux enfants n’avaient pas réussi à provoquer une collision de plein fouet. Le pare-chocs gauche buta dans la rampe de ciment et la cabine s’écrasa de côté, tandis que les deux premières marches arrêtaient le camion. Le reste de la cabine retomba sur la lamproie, et les quatre tonnes du camion-citerne chargé se dressèrent presque à la verticale.
La citerne d’acier inoxydable percuta le mur et le chambranle de la porte, et se froissa sous l’impact comme une boîte de bière géante, projetant à vingt mètres en l’air des fragments de contreplaqué et de bois vermoulu. Le corps de la lamproie fut arraché de son trou comme celui d’un serpent par un coyote, et Kevin aperçut le cadavre annelé complètement aplati contre la porte.
Une forte odeur d’essence emplit l’air.
Kevin tira Cordie sur dix ou quinze mètres en direction des ormes. Il ne savait pas du tout ce qu’il avait fait du calibre 45 de son père ni de son briquet en or.
Le briquet !
Il s’arrêta net, se retourna et s’effondra dans l’herbe, sans se soucier d’éventuelles lamproies.
Ça n’a pas explosé ! Il voyait l’essence couler en minces filets le long de la citerne, il distinguait les éclaboussures sombres sur les murs et ce qui restait de la porte, il entendait le gargouillis, il sentait l’odeur. Mais l’école n’avait pas explosé !
C’était trop injuste, à la fin ! Dans tous les films, les voitures tombaient du haut des falaises et explosaient dans un buisson de flammes, juste parce que le metteur en scène aimait les effets pyrotechniques. Et lui qui venait de détruire cinquante mille dollars, le gagne-pain de son père, et de projeter avec un grand crash quatre mille litres d’essence dans une école aussi inflammable que de l’amadou... rien ! Pas même une étincelle, une flammèche.
Il tira Cordie plus loin, appuya contre un orme la fillette inconsciente et peut-être même morte, arracha un autre morceau de tissu à ses haillons et retourna là-bas, titubant comme un ivrogne, sans savoir comment il allait trouver du feu ou s’arranger pour produire une flamme, ni comment il s’en tirerait s’il arrivait à enflammer la citerne. Il aurait bien une idée...
En entendant Mike monter, Dale et Harlen lui crièrent de prendre garde. Les deux enfants sautaient de pupitre en pupitre pour essayer d’échapper à Van Syke et au soldat qui avaient du mal à se déplacer dans cette jungle verdâtre, avec tous ces vieux cadavres sous les sièges. Mais la masse informe qui avait été Tubby guettait ses camarades, et de son unique main essayait de les saisir à tâtons.
Roon et Mink Harper, postés de chaque côté de la porte sautèrent sur Mike dès qu’il déboula. Roon fut très rapide et fit dévier le canon du fusil à l’instant où Mike appuyait sur la gâchette. Au lieu de lui éclater le visage, le coup creva un des sacs à œufs suspendus au plafond, qui déversa tout son contenu de tendons et de filaments.
Mink Harper fut plus lent. Il saisit le poignet droit de Mike et ce qui lui restait de visage commença à s’allonger en entonnoir, mais l’enfant avait eu le temps de lui enfoncer le canon dans le ventre et d’appuyer sur la détente. Le corps de Mink parut l’éviter et alla se draper dans l’un des cordages palpitant entre le lustre et le portrait de Washington.
M. Roon gronda, arracha sans effort apparent le fusil à Mike, lui envoya dans la figure un grand coup de pied que le garçon ne réussit pas à esquiver, et abaissa le canon en direction du visage de l’enfant maintenant étourdi.
— Non ! hurla Dale.
Harlen et Dale n’étaient qu’à quelques pas de Van Syke, mais Dale le bouscula. Avant de tomber, il heurta l’épaule de Roon puis l’encadrement de la porte, tandis que retentissait le coup de feu. Mme Duggan reçut la balle en pleine poitrine, l’impact la projeta contre le tableau noir. S’accrochant de ses doigts tremblants, elle essaya d’atteindre le bureau.
Le cadavre de Mme Fodder se leva, paupières papillonnantes sur des yeux blancs, et s’approcha de Lawrence qui, revenu à lui, essayait de se débarrasser de ses liens.
Roon attrapa Dale par sa chemise et le releva.
— Maudit gamin ! lui souffla-t-il au visage.
Puis il le lança la tête la première sur le palier et le suivit, tandis que la silhouette sombre de Van Syke s’approcha de Mike.
Jim Harlen avait sauté sur la première rangée de pupitres pour venir en aide à son copain, mais les gros rouleaux de corde toujours à son épaule lui firent perdre l’équilibre. Il essaya de se rattraper à une toile de filaments, mais ne réussit qu’à l’entraîner dans sa chute. Elle était tiède et suintante.
Harlen cria une insulte au soldat qui se penchait vers lui par-dessus un pupitre.
Du palier, Dale aperçut son petit frère qui essayait de se libérer, puis Roon fut sur lui à nouveau, le souleva en le tenant à la gorge et le porta à bout de bras au-dessus de la rampe. Il sentit ses talons cogner dessus et découvrit sous lui les dix mètres du puits de l’escalier. Il avait beau ruer, griffer, Roon semblait ne pas sentir la douleur et resserrait ses doigts autour du cou de l’enfant. Dale perçut une masse d’obscurité qui fondait sur lui, son champ de vision se rétrécit en une entrée de tunnel, puis le bâtiment entier trembla.
Roon recula sans le lâcher, le palier tangua et roula comme un radeau sur une mer agitée, et ils tombèrent ensemble sur le vieux plancher tandis que l’air s’emplissait d’une violente odeur d’essence.
Bien qu’étourdi et encore sous le choc, Kevin s’approcha de l’épave du camion-citerne en essayant de raisonner de façon scientifique.
Question numéro un : Avec tout le raffut de la collision entre le camion et l’école, pourquoi n’y avait-il pas une âme en vue ? Il leva les yeux vers les éclairs, s’arrêta pour écouter le grondement incessant du tonnerre et hocha sagement la tête. Question numéro un résolue.
Question numéro deux : Comment se procurer une étincelle pour mettre le feu à l’essence ? Le briquet de son père aurait parfaitement joué ce rôle, mais il l’avait perdu quelque part. Alors, du silex contre du métal ? Il tâta machinalement ses poches. Pas de silex, pas de métal. Et si je tapais avec un caillou contre la citerne jusqu’à ce que ça fasse des étincelles ? Mais quelque chose semblait clocher dans cette idée. Il la mit de côté en tant que solution éventuelle.
Il s’approcha de quelques mètres, pataugeant nu-pieds dans les mares d’essence. Nu-pieds ? Il regarda avec étonnement ses orteils. Il avait dû perdre ses chaussures en sautant. L’essence était froide et piquait ses égratignures. Son poignet droit commençait à enfler et, au bout, sa main pendait bizarrement.
Scien-ti-fi-que-ment ! Il recula de quelques pas et s’assit dans un endroit relativement sec pour réfléchir à tout ça. Il avait besoin d’une flamme ou d’une étincelle. Où les trouver ?
Il regarda le ciel, mais l’orage ne comprit pas : aucun éclair ne vint frapper la citerne. Peut-être plus tard.
Une étincelle électrique, alors ? Pourquoi ne pas retourner à la cabine et mettre le contact ? La batterie n’était peut-être pas morte. D’après l’odeur, une simple étincelle suffirait.
Non, impossible. Même à cette distance, il voyait bien que la cabine était complètement écrasée et tordue sous le poids de la citerne. Et sans doute pleine de lamproie en bouillie.
Kevin fronça les sourcils. S’il faisait un petit somme, juste quelques minutes, il trouverait peut-être la réponse après ? Ce pavé était bien tentant. Il repoussa une pierre brillante et appuya la tête sur le sol. Bizarre, cette pierre...
Il se rassit, attendit que l’éclair suivant illumine la nuit et ramassa l’automatique de son père. La crosse était cassée et l’acier tout égratigné.
Il essuya le sang dans ses yeux et considéra la citerne. Pourquoi est-ce que j’ai fait ça au camion de papa ? La réponse pouvait attendre. D’abord une flamme, ou une étincelle.
Il tourna et retourna le calibre 45 entre ses mains, s’assura que le canon n’était pas bouché, enleva un maximum de poussière. Il ne pourrait pas le remettre dans le coffre à souvenirs de son père sans que celui-ci remarque qu’il lui était arrivé quelque chose.
Il leva le revolver, l’abaissa. L’avait-il chargé ? Il lui semblait se souvenir que non. Quand ils allaient s’entraîner ensemble, son père insistait toujours sur ce point : on ne transporte jamais une arme chargée et armée.
Il plaça le pistolet entre ses genoux et l’ouvrit de la main gauche. Une cartouche s’éjecta et roula sur le pavé, l’ogive de plomb clairement visible. Flûte ! Il l’avait chargé. Combien de balles lui restait-il ? Voyons... un chargeur de sept, moins une... Le calcul était trop compliqué pour lui en ce moment. Peut-être plus tard.
Il leva le pistolet de la main gauche, visa la citerne. Avec tous ces éclairs, il n’était pas facile de viser juste. Allons, c’est pratiquement un éléphant dans un couloir ! C’était loin, quand même.
Il essaya de se lever mais, se sentant pris de vertige, se rassit lourdement. OK, il tirerait d’ici.
Il se souvint de relever le cran de sécurité et visa soigneusement. Est-ce que l’impact d’une balle provoque une étincelle ou une flamme ? Il avait oublié. Enfin, il n’y avait pas trente-six moyens de le savoir.
Le recul lui fit mal au poignet. Il abaissa l’arme, regarda la citerne. Pas de flamme, pas d’étincelle. L’avait-il manquée ? Il tira deux autres coups de feu. Rien.
Combien de balles encore ? Deux ou trois. Au moins.
Il visa soigneusement le cercle d’acier inoxydable et appuya lentement sur la détente, comme le lui avait appris son père. Il y eut un petit bruit de marteau heurtant une chaudière, et Kevin eut un sourire triomphant... qui se changea en froncement de sourcils.
Pas de feu, pas de flamme, pas d’explosion.
Combien de coups lui restait-il ? Il devrait peut-être retirer le chargeur pour compter ? Non, mieux valait compter les douilles éjectées. Il en aperçut deux ou trois. N’en avait-il pas tiré plus ?
Bon, il devait y en avoir encore au moins deux, peut-être davantage.
Il leva le bras, tremblant maintenant, et tira. Dès qu’il eut appuyé sur la détente, il sut qu’il avait tiré si haut qu’il n’avait même pas touché la façade de l’école, à plus forte raison la citerne.
Pourquoi je fais ça ? Il ne s’en souvenait plus, mais il savait que c’était important, que cela avait un rapport avec ses copains.
Il se laissa rouler sur le ventre, l’automatique reposant sur son poignet blessé, et appuya sur la détente, s’attendant presque au click ! du percuteur retombant sur un chargeur vide.
Il y eut un recul, un bref éclair juste sous la vanne en haut, et trois mille deux cents litres d’essence s’embrasèrent.
Roon venait de se lever quand l’explosion émietta la rampe et envoya un massif champignon de flammes dans la cage d’escalier. Le directeur recula presque calmement en regardant d’un air détaché les dix centimètres de tige de fer qui sortaient de sa poitrine comme un épieu. Il en approcha la main, mais ne chercha pas à la retirer. Il s’appuya contre le mur et s’assit lentement.
Dale s’était laissé rouler sur le plancher, la tête cachée par ses bras. Ce qui restait de la rampe d’escalier était en feu, les étagères de la mezzanine flambaient, le vitrail de l’escalier avait fondu et coulait, le palier du premier étage tout entier se carbonisait et fumait sous lui. Deux mètres plus loin, les jambes de pantalon de Roon commencèrent à charbonner et les semelles de ses souliers devinrent molles et informes. A gauche, les toiles de filaments roses se liquéfiaient comme des cordes à linge dans un immeuble en feu, et leur sifflement ressemblait à des cris aigus.
Dale entra en trébuchant dans la classe. Elle brûlait.
L’explosion avait fait tomber tout le monde, morts et vivants, mais Harlen avait aidé Mike à se relever et tous deux arrachaient les liens de Lawrence. Dale prit le temps de ramasser sur le sol le fusil à écureuils, et les aida à retirer les écheveaux de filaments qui entouraient le cou et les bras de son petit frère. Lawrence avait encore des fragments collés un peu partout, mais il était capable de se tenir debout et de parler. Pleurant et riant à la fois, il passa un bras autour du cou de Dale et un autre autour de Mike.
— Plus tard ! cria Harlen en montrant du doigt les pupitres en feu.
Le soldat et Van Syke s’étaient relevés, et Tubby était quelque part là-dessous.
Mike essuya ses yeux couverts de sueur et de sang, arracha le fusil à écureuils des mains de Dale et le chargea.
— Allez-y, je vous couvre !
Dale conduisit, en le portant à demi, son frère sur le palier. Roon n’était plus là. Le bord du palier était une haie de flammes où tombaient en grésillant filaments et sacs à œufs. Dale et Harlen, soutenant Lawrence entre eux deux, s’approchèrent des escaliers. Les marches et la mezzanine étaient devenus un bûcher de dix mètres de haut.
— Montons ! ordonna Dale.
Mike sortit à reculons de la classe et les rejoignit. Ils grimpèrent en hâte jusqu’au palier suivant, puis jusqu’au deuxième étage, depuis si longtemps condamné. Des sifflements et des cris sortaient des classes soi-disant vides de l’école secondaire, des pièces qui depuis des dizaines d’années étaient abandonnées aux ténèbres et aux toiles d’araignée. Les enfants n’avaient pas l’intention de s’attarder pour voir ce qui s’y passait.
— En haut !
C’était Mike, cette fois, qui montrait du doigt les étroites marches du clocher. Les planches fumaient et noircissaient sous leurs pieds. Ils arrivèrent au petit passage bordant l’intérieur du clocher. Les lattes étaient à demi pourries et, lorsque Dale se pencha, il vit les flammes surgir du plancher vingt mètres plus bas.
Il s’abstint de réitérer l’expérience, et tourna les yeux vers la chose qui pendait au centre du clocher.
Le sac translucide en forme de bulbe avait peut-être eu autrefois l’allure d’une cloche... mais peu importait.
Ce qu’il voyait les regardait aussi, avec un millier d’yeux et de bouches palpitantes. Dale perçut la surprise outragée de l’entité ainsi matérialisée, la totale incrédulité que puissent s’achever, en ce grotesque carnaval, dix mille ans de domination silencieuse... et surtout sa rage et son pouvoir.
Tu peux encore me servir ! L’Ère des Ténèbres peut encore commencer...
Dale, Lawrence et Harlen avaient les yeux rivés sur la chose. Une incroyable chaleur les enveloppait, non pas celle des flammes, mais un élan de pur bonheur à la pensée de pouvoir servir le Maître et, qui sait ?... le sauver.
Ensemble, leurs jambes parallèles comme un être gouverné par un seul esprit, les trois garçons firent deux pas en direction du bord du passage et du Maître. Mike épaula le fusil à écureuils de Memo et tira dans l’œuf, presque à bout portant. Celui-ci se rompit et son contenu dégoulina en sifflant dans les flammes.
Il poussa ses amis en arrière et brisa à coups de crosse les jalousies de bois fermant les côtés du clocher.
Cordie revint à elle à temps pour tirer loin du camion en flammes le petit Grumbacher évanoui. Ses vêtements étaient noirs, ses sourcils brûlés, et il paraissait flotter dans un lointain néant.
Elle l’installa près des ormes, et le gifla jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. Ils regardèrent ensemble quatre petites silhouettes grimper sur le toit de l’école en feu.
— Et merde ! J’ai déjà vu cette scène au cinoche !
Harlen était debout au bord du toit avec les autres, agrippés aux prises qu’ils avaient pu trouver. Trois étages jusqu’au gravier bien tassé et aux allées dallées de la cour en dessous...
— Regarde le bon côté des choses, haleta Dale, cramponné à Lawrence, lui-même accroché à un trou de la taille du poing dans le toit. Tes cordes vont te servir, au moins.
Harlen avait déroulé la première. Elle était noircie par endroits et n’avait pas l’air solide du tout. La seconde n’était guère mieux.
— Ouais, mais comment ?
— Oh ! Oh ! dit Mike qui, agrippé à un coin de cheminée, surveillait leurs arrières.
Derrière eux, une petite silhouette se débattait pour se glisser comme eux entre les jalousies du clocher.
— C’est le soldat ? Van Syke ? demanda Dale.
— Je pense pas, répondit Mike, ça doit être Roon. Les autres ne peuvent sans doute plus agir, maintenant que le Maître est mort, ils n’étaient que les éléments d’un organisme.
Les garçons regardèrent la forme sombre disparaître derrière un pignon. Elle se déplaçait rapidement.
Mike se retourna et dit d’une voix calme :
— Si tu as décidé d’utiliser ta corde, je crois que c’est le moment !
Harlen avait fait un nœud coulant et tenait la corde comme un lasso.
— Si je l’accrochais à une branche, on n’aurait qu’à se laisser glisser...
Dale, Mike et Lawrence considérèrent les branches de l’orme, à dix bons mètres d’eux : elles étaient bien trop minces pour supporter leur poids. Derrière eux, la silhouette réapparut sur le faîte du toit et descendit vers le pignon sud. La chaleur émanant du brasier qu’était devenue l’aile nord était terrible. Le clocher s’enflamma.
— Hé ! Regardez ! dit Lawrence.
A trois ou quatre kilomètres, une tornade illuminée par les violents éclairs tourbillonnait, son entonnoir montant et descendant comme un yo-yo. Pendant une longue seconde, ils la contemplèrent, bouche bée. Par ici ! supplia Dale. Faisant la sourde oreille, la tornade monta, plongea derrière des arbres et des champs, toucha le sol quelque part au-delà du bourg et continua vers le nord. Une averse de brindilles et de feuilles s’abattit sur eux, et ils durent se cramponner de toutes leurs forces pour ne pas tomber.
— Donne-moi ça !
Mike prit la corde, refit le nœud, la passa autour d’une grande cheminée et descendit au bord du toit pour nouer rapidement et solidement l’autre corde. Il éprouva la solidité de son nœud et jeta l’extrémité par-dessus le rebord du toit.
— A toi l’honneur ! dit-il à Dale.
Ils entendaient de l’autre côté du pignon des pas maladroits et des grattements. Dale ne discuta ni n’hésita. Il passa la jambe par-dessus la gouttière, entoura la corde de ses jambes, regarda, ne vit rien, et commença à descendre en se balançant légèrement. Harlen aida Lawrence à s’accrocher à son tour et les deux frères poursuivirent leur descente, Dale, plus lourd, freinant celle de son petit frère. Leurs mains les brûlaient.
— A toi ! dit Mike, qui surveillait le toit.
Roon n’était pas encore en vue.
— Mon bras...
Mike acquiesça et s’approcha du bord. Dale et Lawrence, huit mètres plus bas, continuaient à descendre lentement. La corde ne devait pas aller jusqu’au sol, mais d’ici, Mike ne voyait pas quelle longueur il manquait.
— On va descendre ensemble.
Il se leva, mit les bras d’Harlen autour de lui.
— Accroche-toi à moi, je m’occupe de la corde.
Roon apparut en haut du pignon fumant, marchant à quatre pattes comme une araignée éclopée. Le morceau de balustre d’escalier sortait toujours de sa poitrine. Il haletait, la bouche grande ouverte.
— Tiens-toi bien ! recommanda Mike en enjambant la gouttière.
Le toit était brûlant et fumait : le feu avait atteint les combles. La cheminée autour de laquelle était attachée la corde devait être brûlante, elle aussi, se dit Mike.
— On n’y arrivera jamais ! souffla Harlen.
— Mais si !
Jusqu’où descendrons-nous avant que Roon atteigne le bord du toit ?... Il n’a qu’à couper la corde !
Sous eux, Dale et Lawrence avaient atteint l’extrémité de la corde. Ils se trouvaient au niveau du haut des fenêtres du premier étage, à au moins cinq mètres du sol.
— C’est facile, murmura Lawrence, vas-y !
Ils lâchèrent la corde en même temps et, atterrirent sur le sable sous le toboggan de l’aire de jeu en un impeccable roulé-boulé. Ils se relevèrent, jambes tremblantes, et reculèrent loin des flammes qui jaillissaient des portes et fenêtres. Dale mit la main en visière devant ses yeux, et regarda les deux autres, dessinés en noir sur la brique éclairée. Ils étaient à mi-chemin, soit à une dizaine de mètres du sol. Harlen s’accrochait à mort aux épaules de Mike.
— Vite ! Vite ! crièrent les deux frères en voyant une silhouette apparaître au bord du toit.
Mike leva les yeux, entoura la corde de ses jambes et de ses bras, et cria à Harlen :
— Tiens bon !
Puis il laissa la corde filer entre ses paumes.
Dale et Lawrence, horrifiés, virent Roon hésiter au bord du toit, jeter un coup d’œil aux flammes montant maintenant du pignon lui-même, puis se passer rapidement la corde autour du poignet. Semblable à une araignée noire, il enjamba la gouttière et commença à descendre au-dessus de Mike et Harlen.
— Oh, merde ! murmura Lawrence.
Dale tendit le bras et hurla quelque chose à Mike. Au-dessus du surplomb du toit, invisible pour Mike et Roon, la toiture venait de s’embraser en mille flammes courtes. Le grand pignon sud s’effondra sur lui-même en une averse d’étincelles. La vieille cheminée resta debout un instant de plus, comme une tour de brique suspendue dans un jet de feu, et s’écroula.
— Lâchez ! crièrent ensemble Dale et Lawrence.
Mike et Harlen tombèrent de six ou sept mètres, touchèrent le sol, roulèrent dans le sable.
Au-dessus d’eux, la silhouette de Roon fut soudain tirée vers le haut, tandis que la corde se resserrait autour de son poignet. Il tendit l’autre bras, heurta le rebord du toit, fut entraîné plus haut et disparut dans le brasier, tel un insecte jeté dans les flammes d’un feu de camp.
Dale et Lawrence se précipitèrent, bras levés pour se protéger de la chaleur, et traînèrent Mike et Harlen à l’autre bout de la cour dans le fossé longeant School Street. Kevin et Cordie décrivirent un large cercle autour du brasier pour les rejoindre.
Tout à coup, les lampadaires et les lumières des maisons du bourg s’allumèrent. Les enfants se serrèrent les uns contre les autres. Cordie déchira les derniers lambeaux de sa robe pour en bander les mains ensanglantées de Mike. Ils se regardèrent : trois ramoneurs en haillons, Kevin nu-pieds et en sang, Cordie en combinaison grisâtre... Lawrence pouffa de rire, et tous en firent autant, à grand renfort de claques dans le dos. Puis, comme leur rire se calmait avant de se changer en larmes, Mike tira Kevin tout près de lui et murmura entre les quintes de toux provoquées par toute la fumée avalée :
— Tu as entendu quelqu’un voler le camion de ton père... Tu nous a appelés sur le petit talkie-walkie, on a essayé de le récupérer. On croit avoir vu Roon au volant. Après il a heurté l’école, et l’incendie s’est déclaré.
— Mais non, dit Kevin d’un ton morne en se frottant le front, ça s’est pas passé comme ça !
— Kevin !
Mike attrapa d’une main ensanglantée le haut du tee-shirt de son copain et le secoua violemment. Les yeux de Kevin parurent s’éveiller.
— Vouii..., répondit-il lentement. Quelqu’un a essayé de voler le camion-citerne de p’pa, et j’ai essayé de l’en empêcher.
— On n’a pas pu le rattraper..., intervint Dale.
— Et le feu s’est déclaré, continua Lawrence.
Il regarda le brasier en clignant des yeux. Le toit était complètement effondré, le clocher n’existait plus. les fenêtres avaient toutes brûlé, et les murs étaient en train de s’écrouler.
— Et pour un beau feu, c’est un beau feu ! s’écria le gamin.
— On sait pas comment ni pourquoi, reprit Mike en toussant et en se laissant aller en arrière dans l’herbe. Après on a essayé de sortir le type du camion, c’est pour ça qu’on est dans cet état. On sait rien d’autre.
Deux sirènes commencèrent à gémir, celle de la sécurité civile installée sur le toit de la banque : elle lançait (trop tard) un avis de tornade ; et celle des pompiers, plus aiguë et plus puissante. Des phares s’approchèrent dans Second Avenue et Depot Street, des moteurs puissants vrombirent, des gens apparurent sur les trottoirs et aux carrefours.
Se soutenant les uns les autres, les six enfants, dont les ombres, dans la lumière des gigantesques flammes du brasier, s’allongeaient sur le terrain de jeux, s’éloignèrent pour rentrer chez eux.